mercredi 13 avril 2011

La visite à l’œuvre


Tu entres dans un espace. Tu as franchi une porte. Tu as parlé à quelqu'un à qui tu as souri, et qui t’a souri. Tu lui as donné de l’argent, ou lui a présenté une carte ou un papier pour en être dispensé. Et avant tu as choisi de franchir cette porte et d’entrer dans ce lieu un peu au hasard – ou pas.
Il y a de la lumière. C’est la première chose que tu remarques mais tu ne t’en rends pas vraiment compte. Il y a de la lumière, qui entre par des fenêtres là-haut sur les murs quelque part. Et il y a des murs blancs, ou gris clair, et un sol sûrement noir. Il y a de la lumière qui passe dans cet espace, avec ces murs et ces fenêtres et ce sol, et la lumière est au milieu, et tout ce qui se trouve dans la lumière, ça doit être cette lumière, et d’abord tu ne vois pas bien, tu te demandes ce qu’il y a, tu clignes des yeux, tu peux avoir un petit vertige mais tu te raccroches à cette lumière qui baigne ce lieu, et tu avances en te demandant vaguement si tu n’as pas trop avancé déjà.
Et il y a là des trucs, des bidules et des machins. Tu as peur de comprendre tout de suite, que ces choses te sautent au visage, et qu’il n’en reste rien, de ces choses, lorsque passées à travers ton visage tu commenceras à les regarder, peur de ne plus voir que l’origine inerte du choc qu’elles ont voulu te causer, et tu serais déçu et tu ne serais pas là à les regarder tranquillement si leur stratégie avait fonctionné.
Tu regardes ces trucs, tu isoles des ensembles, tu traces les endroits où tu peux te déplacer et tu dessines les points d’où tu peux le mieux les regarder. Ces choses ne te parlent pas vraiment. Elles sont là, et là pour toi, et toi pour elles, et elles gardent leur sens, fières de te séduire.
Tu tentes des mots pour les nommer. Tu énonces leur matériau, tu énonces les objets que tu connais et que tu identifies, ou desquels ces trucs s’approchent. Tu énonces des évocations, des lieux, des évènements, des périodes historiques, des systèmes politiques, sociaux, économiques, idéologiques. Tu énonces ce qui te passe par la tête et chaque fois tu fais un pas de plus vers ces machins qui s’ouvrent un peu plus à toi.
Ils t’évoquent aussi des sentiments, des relations entre des choses diverses, tu vois des principes, des formules. Parfois tu as l’impression d’avoir fait le tour et tu es déçu, c’était trop facile et tu ne retiens rien. Tu as besoin que ça décolle, que ça t’interroge, besoin d’emporter quelque chose avec toi, besoin d’investir le lieu et les machins que tu vois de ton regard, de ton toucher, de tes pensées. Tu as besoin de trouver une bonne idée, une belle image, quelque chose de nouveau, un signe, qui t’ouvre un espace où tu te sentes bien, à la fois toi-même et déjà, ou encore, un autre, un avatar dont tu apprécies la compagnie, que tu trouves beau  et que tu pourrais jalouser, et que tu pourrais aussi trouver ridicule parce qu’il s’enthousiasme de rien et se satisfait de pas grand-chose et tu trouves cela aussi fascinant que puéril, mais tout cela reste à l’orée de ta conscience et ne franchit pas la frontière de ton sourire.
Tu relis entre eux les machins que tu vois et les évocations que tu as sélectionnées. Tu composes un réseau dont tu fais partie car tu en es l’instigateur, et tu te sens bien. Sans trop savoir s’il a quelque raison d’être et sans trop te soucier de la personne que tu sais à l’origine intentionnelle de ces trucs que tu regardes, et sans trop décider si elle serait d’accord ou pas, et après tout elle n’est pas là, et tu aimerais qu’elle ne soit pas d’accord, et peut-être qu’elle ne serait pas d’accord mais en fait elle le serait et puis elle peut se tromper.
Tu fais le tour de ton réseau, tu testes sa solidité, tu apprécies la force avec laquelle il s’harnache aux machins et les soulève, ou déplore une faiblesse et tu te sens triste et tu penses t’être trompé. Tu regardes ton réseau, tu le goûtes comme tu le ferais d’un bel objet ou d’une bouchée d’un plat exquis. Tu en refais le tour une fois que tout est bien en place, tu goûtes le fait d’être en son sein, tu apprécies ta place, tu enregistres tes sensations et tes vues, tu le photographies, tu le démontes et tu le ranges en kit dépliable dans ta mémoire, et tu sors. Si tu croises son regard, tu souris à la personne à qui tu as parlé plus tôt, et tu sors.

Aucun commentaire:

 
compteur pour blog